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«S’il y a un marqueur des liens de la société suisse actuelle, c’est bien la démocratie directe.»

Andreas Müller

19. octobre 2022

«S’il y a un marqueur des liens de la société suisse actuelle, c’est bien la démocratie directe.»

Quel regard ont les Suisses sur leur pays? Quelle est l’importance de la neutralité et de la démocratie directe? Comment pouvons-nous assurer une cohésion sociale durable? Un entretien avec l’ancien conseiller fédéral M. Pascal Couchepin.

Monsieur Couchepin, vous avez vécu la guerre froide, les années 90, les premières décennies de ce siècle. À votre avis, comment s’est développée l’image de la Suisse dans l’esprit des Suisses?

Pascal Couchepin: Je crois que les Suisses sont finalement des Européens. Le plus souvent, l’image des Suisses évolue avec l’image que se font les Européens de leur continent. Avant la chute du mur de Berlin, les Suisses se considéraient comme des gens qui étaient à l’avant-garde de l’anticommunisme. Et même si la neutralité était un fait acquis, ils se sentaient très solidaires des Européens. À la chute du mur de Berlin, comme tout le monde, on a pensé qu’on allait vers une ère de paix universelle, que la guerre ne serait plus pensable, en tous les cas en Europe. Et les Suisses se sont dit, il faut se rapprocher de nos frères européens, même si la votation populaire sur l’adhésion à l’espace économique européen a été négative en 1992. Finalement, la voie bilatérale a été acceptée. Puis on est redevenu plus prudent à l’égard de l’Union européenne, qui avait ses difficultés. Et l’image de la Suisse par elle-même est devenue moins facile à définir. Bien qu’il reste ce qui fait toujours l’image de la Suisse pour les Suisses: un pays paisible qui évite la guerre, mais qui a une défense nationale et qui entretient les meilleurs rapports avec tout le monde, sans intervenir dans les conflits. Tout en respectant – c’était une chose nouvelle – les décisions de l’ONU ou de l’Union européenne lorsque les sanctions entraient pour la protection des droits de l’homme. Du point de vue économique c’était aussi une période assez brillante, qui non pas se termine, mais peut paraître aujourd’hui plus ambiguë parce que l’avenir est plus difficile, du fait de la crise de l’énergie, du conflit entre la Russie et l’Ukraine et des problèmes de l’environnement.

Prenons un sujet d’actualité: la neutralité. On dit qu’elle fait partie de l’ADN suisse. On n’en a pas trop parlé dans les dernières années, maintenant tout le monde en parle. Quelle est votre approche ici?

Depuis que la neutralité suisse a été mise en œuvre, elle nous a servi. De plus, la neutralité a aussi permis d’édifier une certaine vision de la Suisse par elle-même et d’éviter que les conflits extérieurs se retrouvent en miroir dans la société suisse. La neutralité nous permet de rester ouverts aux besoins de nos amis de l’extérieur, lorsque l’on doit intervenir pour les bons offices ou d’autres circonstances. Bref, la Suisse est neutre, cela lui a servi, elle continue à l’être. Je crois qu’il faut s’arrêter là et ne pas chercher à le définir avec une précision extrême parce que la neutralité ce n’est pas un but, c’est un moyen de la politique étrangère.

Un autre point de l’ADN suisse est la démocratie directe. Comment voyez-vous l’état de la démocratie directe actuellement?

S’il y a un marqueur des liens de la société suisse actuelle, c’est bien la démocratie directe. J’ai pensé à ça lorsque j’ai pris connaissance du résultat de la votation sur l’AVS, qui était acquis à une très faible majorité. Or, le lendemain de la votation, les disputes se sont tues, sauf exceptionnellement un petit groupe de protestataires à Berne. À part ce très petit groupe, ceux qui ont perdu ont dit: «Bon, on a perdu et maintenant il faut travailler ensemble pour la prochaine étape.» Et ça, c’est le fondement de la démocratie. Cela signifie que dans le système de démocratie directe que l’on défend, l’adversaire n’est pas quelqu’un d’indigne, c’est simplement quelqu’un qui a une autre opinion. En démocratie directe, on peut avoir des opinions différentes, mais on doit admettre que l’opinion de l’autre, de celui qui n’est pas de notre avis, est légitime. On la combat parce qu’on la pense moins bonne, mais s’il a gagné, on l’accepte et l’on reprend le combat sur autre chose. Mais sans nier la légitimité de la décision qui a été prise, fût-ce à une toute petite majorité.

Ce serait maintenant l’idéal et la situation en Suisse. Que pensez-vous du développement récent des démocraties autour de nous? Pensez-vous qu’on va vers une défaite des démocraties?

On découvre que la démocratie, même si c’est en tous les cas le meilleur des régimes, est un régime fragile. Les gens ont une très grande maturité politique, pour être capables de vivre ce système. C’est un système qui parfois est inefficace, mais sur la durée beaucoup plus efficace que les autres. Les Suisses considèrent que c’est une manière de vivre ensemble sans laquelle on est continuellement en train de se battre d’une tranchée à l’autre sans faire avancer les projets ou alors dans un mépris total de l’autre partie. Fort heureusement, certains qui sont tentés de parler ce langage sont remis en cause par la majorité de l’opinion.

Dans le système suisse, quel est le rôle du Conseil fédéral? Est-ce qu’il devrait être plus gestionnaire, visionnaire et aller de l’avant?

Le Conseil fédéral est une autorité politique, il doit avoir une opinion politique et il doit réfléchir au futur. À part ça, le Conseil fédéral est aussi constitué des forces politiques majeures du pays. Mais ces forces politiques se respectent assez pour être capables de travailler ensemble, un peu à l’image du peuple suisse. On peut s’affronter au sein du Conseil fédéral, mais à la fin il y a une politique qui est celle du Conseil fédéral.

Est-ce que le Conseil fédéral – surtout dans l’avenir – a aussi un rôle à jouer au niveau de la cohésion, des narratifs?

Bien sûr. Si vous regardez les institutions qui bénéficient de la plus grande confiance dans le peuple suisse, en tête il y a encore le Conseil fédéral. Eh bien, j’ai vécu 11 ans au sein du Conseil fédéral. Il y a eu des périodes où la presse disait qu’il y avait des divisions et des combats entre quelques membres du Conseil fédéral. Mais quand il s’agissait des intérêts fondamentaux du pays, il n’y avait pas d’indiscrétions, il y avait soutien réciproque. Donc le Conseil fédéral a joué durant cette période et je suis sûr qu’aujourd’hui encore il joue un rôle de cohésion nationale. Et c’est ce qu’attendent en tout cas les citoyens suisses.

Parlons du storytelling des partis politiques. Il y a une dizaine d’années, c’est surtout l’UDC qui a eu un storytelling important en disant en gros: moins on a d’influence de l’étranger et des étrangers en Suisse, mieux va la Suisse. Les autres partis n’arrivaient pas à dire d’où on vient, où on va, etc. Mais il est important que l’électeur sache où on veut aller. Quel serait le storytelling d’après vous d’un parti libéral ou d’un parti modéré en général, dans la situation d’aujourd’hui?

Le storytelling d’un parti libéral ne peut pas être totalitaire, ne peut pas couvrir tout ensemble. Il est toujours un petit peu insuffisant, dans la mesure même où il fait confiance au peuple pour choisir sa voie. Si vous regardez le storytelling de l’UDC durant ces dernières années, c’était de dire: avant c’était mieux. Mais on ne peut pas continuer de jouer les mêmes cartes, parce que le monde a changé. On voit bien que les gens n’arrivent plus à suivre le storytelling de l’UDC qui disait: le passé est notre avenir. À gauche, on a eu un storytelling très idéologique quand on pensait sortir du système capitaliste et créer une société nouvelle, fraternelle, dans laquelle les besoins de chacun sont réalisés en fonction de critères absolument équitables. Entre ces deux extrêmes, il y a le système et la politique libérale, qui dit: bien sûr que le passé doit nous inspirer, bien sûr qu’il faut tenir compte de l’évolution du monde et de l’évolution des sciences, de l’évolution des cultures. Mais il y aura toujours un certain nombre de «vertus» à respecter. Notamment le bien commun, la volonté de construire ensemble quelque chose. Que l’on n’est jamais définis seulement par notre situation de classe, de race, de religion. C’est la volonté d’ensemble de faire ce que propose la constitution, de réaliser une société dans laquelle il y a une certaine justice où les faibles sont protégés. Mais protéger les faibles ne signifie pas tuer les initiatives de ceux qui sont par leur personnalité ou le hasard plus dynamiques. Et, au fond, le libéralisme, par sa modération et aussi son ambition respectueuse des idéaux de chacun, est porteur d’un storytelling d’un État qui cherche à faire que la société soit agréable à vivre. Une société dans laquelle chacun puisse développer ses capacités et son dynamisme, pour l’immense majorité des Suisses et pour longtemps.

Considérons la Suisse en 2030 ou 2050. Qu’est-ce qui va assurer la cohésion à cette période?

Comme libéraux, on est convaincus que le système qu’on a mis sur pied doit évoluer. Mais que c’est le système qui protège le mieux la liberté des individus, leur créativité, leur capacité d’apporter quelque chose au commun. Alors, il faut toujours parler des institutions pour que les gens qui adhèrent à notre communauté nationale par l’immigration, ou simplement parce que c’est une nouvelle génération, acceptent que la base même de notre système, c’est ce consensus lié au fonctionnement de la démocratie.

Qu’est-ce que vous dites à l’idée qu’en fait ce sont surtout la démocratie et le débat démocratique qui vont dans l’avenir créer de la cohésion?

C’est le fil conducteur de la plupart de mes réponses. Je crois que c’est là autour que se passe l’avenir de la démocratie en Suisse. Que l’animation du débat permettra de définir une ligne et créera en même temps une certaine cohésion. Moi, je dois dire qu’après plusieurs décennies de vie politique, au niveau communal comme au niveau national, je garde un souvenir reconnaissant des rencontres avec les gens qui ne partageaient pas mes opinions. Parce qu’ils m’ont enrichi et parce que je crois aussi leur avoir apporté quelque chose. La force d’un petit pays comme la Suisse, c’est la capacité de vivre la démocratie et le débat.

 


 

Ce texte est la version raccourcie de la discussion en podcast entre Andreas Müller, responsable du programme «nouveaux narratifs» et Pascal Couchepin, ancien conseiller fédéral de la Suisse. Écoutez ici l’intégralité de la conversation.