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#Nouveau narratifs

Les récits créent la réalité

Andreas Müller

20. mai 2022

Les récits créent la réalité

Quel futur souhaitons-nous? Comment allons-nous y parvenir? Jusqu’à présent, la politique suisse a manqué de volonté et de compétences pour inventer des projets d’avenir et déterminer comment les atteindre.

Les partis devraient avoir pour fonction principale de développer des scénarios pour le futur et de définir leurs positions afin de guider leur électorat. Ceux qui souhaitent avoir du succès devraient conter leurs exigences politiques dans des récits crédibles, voire nouveaux, et esquisser une Suisse où la protection du climat ou le travail care, par exemple, formeraient des éléments centraux. Or, les partis suisses n’osent guère s’y mettre.

Des images de soi profondément ancrées et des narratifs dominants pas remis en question font que, dans l’esprit des politiciens, des changements majeurs ou même un changement de paradigme semblent impossibles. Les idées et les propositions de solutions allant à l’encontre des récits traditionnels deviennent quasi «impensables» et sont dès lors hors de portée. Ces dernières années, l’électorat n’a souvent eu le choix qu’entre une vision mythique et rétrograde de l’histoire, associée à une image du présent qui attise les peurs, et une politique matérielle à court terme pilotée par les titulaires du poste, sans raconter d’histoires et ni véhiculer d’image d’avenir. La campagne de votation sur l’initiative contre l’immigration de masse de 2014 le démontre: même les opposants ont repris le récit du stress lié à la densité démographique. Nous manquons de narratifs nouveaux et tournés vers l’avenir.

Pourquoi les partis politiques ont-ils besoin de narratifs?

Un narratif politique a pour but d’intégrer les objectifs et les valeurs politiques du présent dans un récit faisant le lien entre un passé connu et un avenir auquel on aspire. Ainsi, le «rêve américain» est-il l’incarnation de la réussite économique fondée sur le respect de la liberté individuelle. Aujourd’hui, il est communément admis que la politique est tant un «lieu d’histoires» qu’un «lieu d’arguments». Ce sont surtout les histoires, les narratifs, qui demeurent en mémoire. Dès lors, il est important de connaître les caractéristiques de ces récits, leur impact et quels éléments influencent leur succès. Si l’on dit souvent que l’ère des grands récits idéologiques est révolue, les principales décisions politiques restent prises sur la base de narratifs (dominants). Pour travailler au moyen de narratifs, il faut tout d’abord que les partis politiques et les acteurs perçoivent et prennent au sérieux ce type de récits comme une forme pertinente de pensée et de communication.

Des mythes nationaux forgent les visions d’avenir

Il est essentiel de reconnaître le rôle central des mythes politiques et des récits nationaux en politique. En effet, la manière dont nous racontons les histoires du passé façonne notre vision du monde et, par conséquent, nos attentes face aux lendemains. Parallèlement, elles limitent notre horizon futur. Un mythe politique se fonde sur un sujet connu du grand public en établissant un lien avec le présent. Il s’agit d’un récit chargé d’émotions, qui tisse un fil rouge particulier dans la réalité historique. En Suisse, il est évident que tous les narratifs ayant trait au serment du Grütli, au Pacte fédéral, à Guillaume Tell, à Winkelried ou à Marignan font partie de cette catégorie. Pareils mythes politiques forgent un sentiment d’appartenance.

Au sein des sociétés pluralistes, les débats sur l’interprétation de l’histoire se déroulent principalement dans les cénacles politiques et les médias. Les narratifs puisent dans le passé, source d’inspiration, pour cadrer politiquement les problématiques et les questionnements actuels. Un récit national passe à la postérité en fonction de la vision prospective qu’il fait miroiter. À partir de là, on peut par exemple prétendre que quelque chose d’acquis est menacé, doit être sauvé ou rétabli. L’initiative populaire annoncée qui entend sauvegarder une neutralité perpétuelle, armée et intégrale est sur cette ligne rhétorique.

Les narratifs évoluent

Les narratifs ne sont guère figés. Les récits existants peuvent évoluer ou être modifiés. Les narratifs dominants peuvent perdre une partie de leur impact voire disparaître entièrement alors que de nouveaux narratifs gagnent en importance. En effet, on débat de manière quasi permanente de l’importance des narratifs fondateurs, mythes, expériences collectives et évènements historiques ainsi que sur la façon dont ils marquent les valeurs politiques aujourd’hui.

Le débat qui refait surface sur la notion de neutralité, donc sur le mythe de la neutralité fournit un bel exemple. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, l’acception de la «neutralité» comme pilier identitaire suisse pourrait changer. Un nouveau narratif pourrait apparaître, thématisant une sorte de «défense spirituelle de la démocratie», ce qui influencerait en fin de compte le sens du concept et la politique de neutralité. Les termes du Préambule de notre Constitution fédérale, citant le peuple et des cantons «résolus à renouveler leur alliance pour renforcer la liberté, la démocratie, l’indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d’ouverture au monde», prendraient alors une nouvelle signification plus centrale.

En bref: si l’on veut obtenir des changements politiques, on ne peut pas s’épargner de modifier les filtres de perception historique. Ceux-ci n’agissent pas seulement sur l’image du passé, mais aussi sur les futurs qui deviennent «concevables». Toutefois, un seul acteur (ou actrice) ne peut pas modifier, construire et établir un narratif si celui-ci ne trouve pas d’écho dans la société. Un (nouveau) narratif doit être repris, réutilisé et perfectionné par d’autres acteurs. Il faut que différents partenaires s’entendent sur les modalités du discours.

À chaque époque, des cultures mémorielles dominantes imposent des grilles d’interprétation. Il s’agit de représentations collectives et de grands récits porteurs de sens, profondément ancrés dans le patrimoine mémoriel de la population. Cependant, comme certaines contre-cultures du souvenir peuvent passer au premier plan, le potentiel de changement existe toujours. Reste que cette dimension doit être repérée, puis utilisée efficacement.

Stratégie du narratif

Il incombe donc aux politicien:nes, observateurs politiques et groupes de réflexion de déterminer quels récits sont en adéquation avec quelle vision du monde et de l’humain. De nombreux acteurs:trices s’engagent aujourd’hui pour une Suisse plus inclusive et plus ouverte. La Société suisse d’utilité publique, qui a créé Pro Futuris, en fait partie. Pourtant, il faut d’abord analyser en profondeur l’image dominante de la Suisse, savoir ce qui nous distingue aujourd’hui d’autrui, afin de pouvoir envisager et concevoir de nouveaux narratifs pour une (future) Suisse plus inclusive à l’intérieur et plus ouverte à l’extérieur.

Le programme «Nouveaux narratifs» est l’un des trois principaux piliers de notre Think + To Tank Pro Futuris. Nous analysons concrètement les récits dominants, les remettons en question et cherchons à savoir comment de nouveaux narratifs crédibles pourraient voir le jour et se distinguer. Pro Futuris est convaincu que cette tâche importante vaut la peine d’être poursuivie. Vous entendrez à nouveau parler de nous dans les semaines et les mois à venir.


 

Photo de titre: Feuille commémorative de la révision totale de la Constitution fédérale de 1874. Source : parlament.ch